— C’est vous, les nouvelles carrures, les patrouilles, et les plaques sur les tours ?
— C’est moi. Repérage, contrôle, collecte d’informations, et action. Ces lieux où la police ne va plus, nous allons les reconquérir, et les pacifier. Comme là-bas. Nous avons la force. »
Sa voix chevrotait un peu, d’âge et de joie, mais je savais bien qu’on allait l’écouter. L’Histoire qui s’était arrêtée redémarrait de l’endroit où nous l’avions laissée. Les fantômes nous inspiraient : les problèmes, nous essayons de les confondre avec ceux d’avant, et de les résoudre comme nous avions échoué à résoudre ceux d’avant. Nous aimons tellement la force, tellement, depuis que nous l’avons perdue. Un peu plus de force nous sauvera, croyons-nous toujours, toujours un peu plus de force que celle dont nous disposons. Et nous échouerons encore.
Comme nous ne savons plus qui nous sommes, nous allons nous débarrasser de ceux qui ne nous ressemblent pas. Nous saurons alors qui nous sommes, puisque nous serons entre ressemblants. Ce sera nous. Ce « nous » qui restera, ce sera ceux qui se seront débarrassés de ceux qui ne leur ressemblent pas. Le sang nous unira. Le sang unit toujours, il colle ; le sang qui coule unit, le sang versé ensemble, le sang des autres que nous avons versé ensemble ; il nous figera dans un gros caillot immobile qui fera bloc.
La force et la ressemblance sont deux idées stupides d’une incroyable rémanence ; on n’arrive pas à s’en défaire. Elles sont deux croyances aux vertus physiques de notre monde, deux idées d’une telle simplicité qu’un enfant peut les comprendre ; et quand un homme qui possède la force est animé d’idées d’enfant, il fait d’effroyables ravages. La ressemblance et la force sont les idées les plus immédiates que l’on puisse concevoir, elles sont si évidentes que chacun les invente sans qu’on les lui enseigne. On peut construire sur ces fondations un monument intellectuel, un mouvement d’idées, un projet de gouvernement qui aura de l’allure, qui tombera sous le sens (l’expression est un présage), mais si absurde et si faux qu’à la moindre application il s’effondrera, écrasant dans sa chute des victimes par milliers. Mais on n’en tirera aucune leçon, la force et la ressemblance n’évoluent jamais. On pense après l’échec, en comptant les morts, qu’il aurait juste suffi d’un peu plus de force ; qu’il aurait juste suffi d’avoir mesuré avec un peu plus de précision les ressemblances. Les idées stupides sont immortelles tant elles vivent au plus près de notre cœur. Ce sont des idées d’enfant : les enfants rêvent toujours de plus de force, et ils cherchent à qui ils ressemblent.
« Ce sont des idées d’enfant », dis-je enfin tout haut.
Mariani s’arrêta, il arrêta d’arpenter le salon lamentable de Salagnon et me regarda fixement. Il tenait sa bière à la main et un peu de mousse perlait à sa moustache, oui sa moustache, il portait une moustache grise, ornement que plus personne ne porte, que tout le monde rase, je ne sais pourquoi mais je le comprends bien. Ses yeux fatigués me fixaient derrière les verres colorés qui leur donnaient une teinte de crépuscule. Il me regardait bouche ouverte sur des dents dont on ne savait pas lesquelles étaient vraies. Sa veste criarde allait merveilleusement mal avec les affreux tissus d’ameublement.
« Il faut bien leur montrer.
— Mais ça fait combien de temps que vous leur montrez et que cela échoue ?
— On ne va pas se laisser tondre ; comme… comme là-bas.
— Mais par qui ?
— Tu le sais bien, tu refuses de voir les différences. Et refuser de voir mène à se faire tondre. Tu n’es pas idiot pourtant, et pas aveugle ; tu éduques ton œil avec les leçons de coloriage de Salagnon : tu la vois bien, la différence.
— Donner à la ressemblance des vertus est une idée d’enfant. La ressemblance ne prouve rien, rien d’autre que ce qu’on croyait avant même de la trouver. N’importe qui ressemble à tout le monde, ou à personne, selon ce que l’on cherche.
— Elle existe, ouvre les yeux. Regarde.
— Je ne vois rien d’autre que des gens divers, qui peuvent parler d’une seule voix, et dire “nous”.
— Salagnon, ton gars est aveugle. Il faut arrêter les cours de peinture. Apprends-lui la musique. »
La conversation réjouissait Salagnon mais il n’intervenait pas.
« Puisque tu parles de musique, le taquina-t-il, et que tu prononces mon nom, as-tu remarqué que de nous trois, et même quatre en ajoutant Eurydice qui ne va pas tarder, je suis le seul dont le nom se dit avec des syllabes qui appartiennent au français classique ? Le petit ne dit pas que des bêtises.
— Tu ne vas pas t’y mettre aussi ! Si je suis le seul à garder le cap, on va tous se faire tondre ; et quand je dis tondre, ils savent faire bien pire avec une tondeuse, ou avec n’importe quel objet tranchant. On ne pourra plus sortir sans prendre un coup de couteau.
— Mais personne n’a de couteau ! » m’exclamai-je.
Personne n’a de couteau. Des cutters, des armes à feu, des bombes à chlore, mais pas de couteau. Plus personne ne sait s’en servir, sinon à table, ni ne sait l’exhiber dans la rue. Mais on parle toujours de prendre un coup de couteau. Ils en avaient, les mauvais garçons d’antan, les garçons d’outre-mer, comme signe de virilité. C’est bien cela dont on parle : d’une agression sexuelle ancienne. Celui qui perd, on la lui coupe. Celui qui s’égare dans le territoire de l’autre, on la lui met. À ce jeu-là, nous étions assez forts. Nos militaires présentaient bien.
« Peu importe, c’est une image. Les images frappent, et restent, et nous servent.
— Et vous allez refaire ce que vous avez fait là-bas ?
— Et qu’est-ce que tu aurais fait, toi, là-bas ?
— Je n’y étais pas.
— La belle excuse. Et si tu y avais été ? Tu as vu ce qu’ils pouvaient te faire ? Nous défendions les gens comme toi. Nous contenions la terreur.
— En semant la terreur.
— Tu sais ce qu’ils faisaient aux nôtres ? Et aux gens comme toi ? À ceux qui avaient ce visage-là et ces vêtements-là ? Le ventre ouvert et rempli de cailloux. Étranglés par leurs intestins. Nous étions seuls face à cette violence. Certains, bien cachés, bien épargnés des giclures de sang, osèrent dire que la situation coloniale générait cette violence. Mais quelle que soit la situation on ne peut faire violence à ce point, sauf à n’être pas humains. Nous étions devant la sauvagerie, et seuls.
— Dans la colonie, ils n’étaient pas humains, pas tout à fait ; pas officiellement.
— Dans ma compagnie j’avais des Viets, des Arabes, et un Malgache égaré là. Nous étions frères d’armes.
— La guerre est la part plus simple de la vie. On y fraternise facilement. Mais ensuite, hors de la guerre, tout se complique. On comprend que certains ne veuillent pas en sortir.
— Qu’est-ce que tu aurais fait, toi, devant la terrasse de café jonchée de victimes et de gravats, de gens qui gémissent, de gamines à qui il manque une jambe, couvertes de leur sang et de leurs larmes, et des éclats de verre qui les ont déchirées ? Qu’aurais-tu fait, sachant que cela allait recommencer ? À la hache, à la bombe, à la serpette à vigne, au bâton. Qu’aurais-tu fait face à ceux que l’on découpait vifs pour la seule raison de leur ressemblance ? Nous avons fait ce que nous devions faire. La seule chose.
— Vous avez étendu la terreur.
— Oui. On nous l’a demandé. Nous l’avons fait. Nous avons étendu la terreur pour l’éteindre. Qu’aurais-tu fait à ce moment-là ? Et ce moment-là, c’est-à-dire les pieds dans le sang, les chaussures maculées, les semelles crissant sur les débris de verre, marchant sur les lambeaux de chair qui saignent encore, en écoutant geindre ceux que l’on a découpé vifs. Qu’aurais-tu fait ?
— Vous avez échoué.
— C’est un détail.
— C’est l’essentiel.
— Nous y étions presque. On ne nous a pas soutenus jusqu’au bout. Une décision prise pour des raisons absurdes a salopé des années de travail. »
Je regardais Salagnon et je voyais bien que cela ne lui convenait pas ; que rien ne lui convenait, ni Mariani, ni moi. Il se levait, rangeait les bières, allait à la fenêtre, revenait, et traînait la jambe, elle tournait mal sur sa hanche blessée et cette gêne revenait en ces moments où rien ne lui convenait. Je voyais que ça n’allait pas sur son visage dont je connaissais les traits. Je voyais son tourment ; j’aurais voulu demander pourquoi, mais j’étais pris dans cette diatribe où nous cherchions à avoir le dernier mot, que l’autre se taise ; et ensuite chacun des mots de celui qui s’est tu sera méprisable. Occupé à faire taire, je n’essayais pas de l’entendre, et je ne lui demandais rien.
« Les guerres sont simples quand on les raconte, soupira Salagnon. Sauf celles-là que nous avons faites. Elles sont si confuses que chacun essaie de s’en sortir en donnant un petit roman plaintif, que personne ne raconte de la même façon. Si les guerres servent à fonder une identité, nous nous sommes vraiment ratés. Ces guerres que nous avons faites, elles ont détruit le plaisir d’être ensemble, et quand nous les racontons, maintenant, elles hâtent encore notre décomposition. Nous n’y comprenons rien. Il n’y a rien en elles dont nous puissions être fiers ; cela nous manque. Et ne rien dire ne permet pas de vivre.
— Qu’aurais-tu fait ? m’apostropha encore Mariani. Te serais-tu caché pour ne pas avoir à t’en mêler ? Aurais-tu filé ? Aurais-tu prétexté être malade pour ne pas agir ? Te serais-tu planqué ? Mais où ? Sous ton lit ? Comment celui qui se cache peut-il avoir raison ? Comment celui qui n’est pas là peut-il être ? »
Il n’avait pas tort, Mariani, en dépit de ce ton de provocation. Notre seule gloire c’était l’école buissonnière. Participer, d’une façon ou d’une autre, revenait à cautionner ; vivre même, c’était cautionner ; alors nous nous efforcions de vivre moins, de n’être presque pas là, comme si nous avions un mot d’excuse.
Je ne sais pas où nous aurions dû être en ces moments où nous n’étions pas là. Comment faire, on le comprend et on l’essaie par le cinéma. Le cinéma est une fenêtre sur l’âge adulte par laquelle on regarde cloué sur un fauteuil. On y apprend comment conduire une voiture en cas de poursuite, comment brandir une arme, comment embrasser sans maladresse une femme sublime ; toutes choses que l’on ne fera pas mais qui comptent pour nous. C’est pour ça que l’on aime les fictions : elles proposent des solutions à des situations qui dans la vie sont inextricables ; mais discerner les bonnes solutions des mauvaises permet de vivre. Le cinéma donne l’occasion de plusieurs vies. On voit, par la fenêtre hors d’atteinte, ce que l’on doit rejeter et ce qui doit nous être un modèle. Les fictions proposent comment faire, et les films que tout le monde a vus exposent les solutions les plus communes. Quand on s’assoit dans la salle on se tait, on voit ensemble ce qui a été, ce qui aurait pu être ; ensemble. Nous voyons dans les Grands Films français comment survivre à ne pas avoir été là. Aucune des solutions ne convient, bien sûr, car il n’est pas de solution à l’absence ; chacune des solutions est scandaleuse, mais toutes furent utilisées, toutes exposent un alibi auquel on peut croire ; ce sont nos mots d’excuse.
Bien avant de le voir j’avais entendu parler des Visiteurs du soir. Le film est patrimonial, on lui prête des qualités esthétiques, des vertus morales, un sens historique. Il fut tourné en 1942. Le scénario est un conte médiéval. Je me suis demandé par réflexe de cinéphile, en m’installant dans la salle, quel lien j’allais bien pouvoir trouver entre 1942 et un conte médiéval. On a des réflexes académiques, on imagine un lien entre un film et l’époque où il a été tourné. Mais cette fois pas de risque ! me dis-je en me carrant dans mon fauteuil. Mais ce film-là racontait nos bas-fonds de 1942. Le diable survint, il voulait la peau d’un couple d’amoureux, leur âme sûrement, il voulait les détruire. Et eux se changeaient en pierre devant lui furieux : il ne pouvait plus leur arracher leur âme. Leur corps ne bougeait pas, leur cœur battait toujours, ils attendaient que ça passe. Eh oui, me dis-je machinalement, regardant enfin Les Visiteurs du soir : voilà bien une solution française au problème du mal : ne rien faire et n’en penser pas moins, faire la statue et le mal ne peut plus rien. Et nous non plus.
Il convient de ne rien dire de précis sur les moments délicats de notre histoire ; nous n’y étions pas. On a ses raisons. Où étions-nous ? De Gaulle le raconte dans ses Mémoires : nous étions à Londres, puis partout. Il satisfait à lui tout seul notre goût de l’héroïsme.
On peut aussi prétendre avoir agi, mais seul. On a ses raisons. Là est le film le plus méphitique de notre cinéma, et comme tel il fut plébiscité. Il raconte par le menu l’usage privé de la force, et en invente la justification. Le personnage principal du Vieux fusil file le parfait amour avec sa très belle épouse, et ne demande rien d’autre. L’Histoire il s’en moque, il possède un château, en ruine, il est français. Les Allemands passent, avec lesquels il avait des rapports distants mais corrects. Ils tuent sa femme d’horrible façon, la caméra s’y attarde. Alors il décide de tous les tuer, de façon atroce. La caméra ne perd rien de l’ingéniosité sadique de toutes les mises à mort. Le film pratique l’extorsion : puisque la belle épouse a été si cruellement mise à mort, elle si belle qui n’avait rien à voir avec ça, elle qui menait une vie paisible dans un château campagnard, elle que l’on a bien vue brûlée vive, dans le détail, le spectateur assistera à toutes les mises à mort suivantes, dans le détail, et il sera autorisé à en jouir, il sera forcé d’en jouir. Il lui sera interdit, sous peine d’être complice du premier meurtre, de ne pas jouir des meurtres suivants. Les spectateurs, les yeux ouverts dans l’obscurité de la salle, sont forcés à la violence ; ils sont rendus complices de la violence faite aux coupables par la violence faite à l’épouse que l’on a complaisamment détaillée. La violence soude, à la sortie les spectateurs étaient complices. Ce film en son temps fut considéré comme le préféré des Français. J’en vomis. À la fin, quand tous les méchants désignés sont morts, quand le personnage reste seul dans son château nettoyé, des résistants arrivent, avec leur croix de Lorraine, leur traction avant, leur béret. Ils lui demandent ce qui s’est passé, s’il a besoin d’aide. Il répond qu’il n’a besoin de rien. Il ne s’est rien passé. Les résistants repartent. Les spectateurs sourient, pensent qu’ils ont un côté absurdement fonctionnaire, ces résistants qui s’enrôlent dans un mouvement collectif. On reste avec l’homme seul qui avait ses raisons. On est couvert de sang.
Je ne sais pas comment faire. Il n’est pas de douche pour ce sang-là, il n’est pas de nettoyage possible, à moins d’affecter de n’être pas là. Je ne peux pas faire que cela n’ait pas été : l’humiliation, la disparition, et la rédemption par le massacre, et le silence malaisé qui s’en est suivi, dans lequel j’ai grandi, où pesait un interdit sur la force, et sur toute considération à propos du sang. Il convenait de n’en pas parler ; de mépriser en silence. De ne pas supporter la couleur militaire, de se réjouir de l’insuccès permanent de nos armées, de faire de ces têtes à cheveux ras l’incarnation évidente de la bêtise brutale. La violence était bien là, juste là, hors de nous. C’était pas nous. Nous craignions la force comme la peste ; nous en rêvions, en des songeries honteuses.
Dans les décombres mentaux qui jonchaient le sol à l’issue de la guerre de vingt ans, il n’était plus que des victimes qui ne voulaient rien savoir sinon leur propre douleur. Les victimes cherchaient entre les gravats la trace de leur bourreau, car une telle souffrance ne peut advenir sans bourreau. Ces violences, il fallait bien que quelqu’un les exerçât, quelqu’un qui fût foncièrement mauvais, et l’est encore, car d’une telle ignominie on ne guérit pas : elle est dans le sang. Le corps social se fragmenta en une infinité d’associations de victimes, chacune désignant son bourreau, chacune ayant subi ; chacun passait par là en toute innocence, et cela, les autres, lui étaient tombés dessus.
Il est trop de violences, trop de victimes, trop de bourreaux, l’ensemble est confus, l’Histoire ne tient pas debout ; la nation est une ruine. Si la nation est volonté, et fierté, la nôtre est brisée par l’humiliation. Si la nation est souvenirs communs, la nôtre se décompose en souvenirs partiels. Si la nation est volonté de vie en commun, la nôtre se délite à mesure que se bâtissent les quartiers et les lotissements, que se multiplient les sous-groupes qui ne se mélangent plus. Nous mourons à petit feu de ne plus vouloir vivre ensemble.
« Tous innocents, tous victimes après ces guerres, comme l’est Porquigny, racontait Salagnon. Je suis repassé à Porquigny, une seule fois. On se souvient du massacre, on ne se souvient même que de ça. On vient en bus et des panneaux indiquent les lieux que l’on peut visiter. Un petit musée a été aménagé, on le visite, on y trouve des armes allemandes, des shorts de Chantiers de Jeunesse, des éclats d’obus, même une maquette du train blindé, rebaptisé Train de l’enfer. On peut voir, intacte, la robe d’été tachée de sang de la jeune femme que j’ai vue morte. Dans le village on a gardé un pan de mur plein de trous de balles, il est recouvert d’une vitre pour qu’il ne se dégrade pas. Si on avait pu conserver le sang et les mouches, on les aurait conservés. Les rues du village s’appellent rue des Martyrs, rue des Innocents-Assassinés. Devant la mairie est une plaque de calcaire où sont gravés tous les noms des morts, en lettres de vingt centimètres. La dernière ligne est dorée à la feuille et dit : Passant, Souviens-toi. Comme si on risquait d’oublier, dans ce village ; comme si on allait oublier de les faire, ses devoirs de mémoire. On a toujours été forts, en France, pour faire ses devoirs.
« À côté de la plaque on a érigé une statue de bronze où l’on voit des innocents anguleux, visiblement victimes, sans qu’aucun bourreau ne soit représenté. Ils sont hagards, ne comprennent pas ce qui leur arrive. Pour qu’on n’oublie pas, la place devant la mairie s’appelle place du 20-août-1944. Soit place du Jour-du-Massacre, place du Jour-de-Notre-Mort. Mais il ne s’est pas passé que ça à Porquigny ! Pourquoi ne pas l’appeler autrement, cette place, pourquoi avoir choisi le malheur et la mort pour l’éternité ? Pourquoi ne pas l’avoir appelée place de la Liberté, place de la Dignité-Retrouvée, place de l’Arrivée-à-Temps-des-Zouaves-Portés, place des 120-Soldats-Allemands-Que-Nous-Avons-Tués, place du Train-Blindé-Finalement-Détruit ?
« À Sencey par contre, pas de traces. On y trouve une place de la Mairie, une rue de la République, un monument aux morts de 1914. On a vissé à la base, là où il restait de la place, une plaque où figurent les sept morts de 44. Mais ceux-ci moururent les armes à la main, alors que ceux de Porquigny furent attachés et sacrifiés, assassinés en masse le long d’un mur. On préfère se souvenir des victimes innocentes, et ainsi croire à la guerre comme intempérie : la France fut violée, elle n’y est pour rien. Elle n’a pas compris, elle ne comprend toujours pas ; la violence nous est donc autorisée. La France geint et menace, et quand elle se redresse, c’est pour frapper son chien. Faites vos devoirs de mémoire, ils vous donneront droit à la violence légitime.
— Salagnon, soupira Mariani, tu parles trop, tu creuses, tu creuses, mais tu vas où ? Tu devrais être avec nous.
— Eurydice ne va pas tarder.
— Vous la craignez ? demandai-je amusé. Ah ! elle est belle, l’infanterie légère aéroportée !
— Si le problème se résolvait à coups de poing, je n’hésiterais pas une seconde, mais Eurydice ne se résout pas. Quand elle m’aperçoit, elle détourne la tête ; quand je suis chez elle, elle tourne dans sa maison en serrant les dents, elle fait la gueule, elle claque les portes ; et au bout d’un moment elle explose.
— Elle vous engueule ?
— Je ne crois pas que ce soit personnel, mais c’est moi qui prends. Elle en veut à tous.
— Tous ceux qui ont trempé dans l’affaire, elle les voue aux gémonies, ajouta Salagnon. Et elle a du coffre ! Un beau coffre modelé par des siècles de tragédie méditerranéenne, par des siècles d’expression de la douleur, grecque, juive, arabe ; elle sait faire, ça porte loin.
— Moi, je préfère ne pas rester. Ce qu’elle me dit me blesse, et au fond je ne lui donne pas tort.
— Elle vous reproche quoi ?
— Nous devions la protéger, nous ne l’avons pas fait. »
Mariani s’interrompit ; il avait l’air fatigué, vieux, derrière ses lunettes crépusculaires qui lui donnaient un regard en demi-teintes. Il se tourna vers Salagnon, qui poursuivit.
« Nous avons semé la terreur, et nous avons récolté le pire ; tout ce qu’elle connaissait, ce qu’elle aimait, s’est effondré dans les flammes et l’égorgement. Tout a disparu. Elle souffre comme les princesses de Troie, dispersées sans descendance dans des palais qui ne sont pas les leurs, toute leur vie d’avant anéantie par le massacre et l’incendie. Et on lui refuse la mémoire. On lui refuse de se plaindre, on lui refuse de comprendre, alors elle hurle comme les pleureuses aux enterrements des assassinés, elle en appelle à la vengeance.
— Quand elle me voit, je lui rappelle cela : la disparition d’une bonne part d’elle-même, et le silence dont on les recouvre, elle et les siens. Ils gênent. Toute leur rancœur, toutes leurs douleurs sont enfermées dans une bouteille thermos, ma présence fait sauter le bouchon, et tout sort, intact. Tu ne peux pas imaginer comme ça pue, cette mélasse laissée telle quelle. J’aimerais lui dire que je la comprends, que je partage, mais elle ne veut pas. Elle veut me mettre la tête dedans, et m’en faire bouffer. Et j’en bouffe. Les pieds-noirs, c’est notre mauvaise conscience, ils sont notre échec encore vivant. Nous voudrions bien qu’ils disparaissent, mais ils restent. On entend encore leurs brailleries et leurs outrances verbales. Leur accent en voie de disparition, on l’entend toujours, comme le ricanement de fantômes.
— Mais c’est clos, non ? Ils ont été rapatriés.
— C’est le mot qui me fait sourire. Parce que rapatriés, on l’a tous été. Le rapatriement a dépassé nos espérances. Tout ce que nous avions envoyé là-bas, nous l’avons ramené. Appliqué aux gens le mot était absurde, on l’a dit et redit : comment rapatrier ceux qui n’avaient jamais vu la France ? Comme si être français pouvait être une nature ; cela démontre bien d’ailleurs que ça ne l’est pas. Ce ne sont pas les gens que nous avons rapatriés, c’est l’esprit des frontières qui avait été envoyé là-bas, l’esprit de violence de la conquête, l’illégalisme du pionnier, c’est l’usage de la force exercée entre soi. Tout ça est revenu. »
Maintenant je les devine, les bateaux de 62, je les devine apparaître sur une mer de midi comme une tôle bleue, brûlante, l’air blanc se gondolant au-dessus d’elle jusqu’à un ciel sans nuages, déformant la silhouette des bateaux qui avancent très lentement, à peine visibles quand on regarde la mer les yeux plissés, cette mer chaude et cruelle. Je les devine apparaître dans la nuit parsemée de lumières, les bateaux de 62 en rotations épuisées, vibrant de colères et de pleurs, chargés de gens serrés qui remplissent les ponts, les entreponts et les cabines, des soldats, des réfugiés, des assassins et des innocents, des appelés qui rentrent et des immigrés qui partent, et entre eux, entre eux qui remplissent à ras bord les bateaux de 62, sont les fantômes que l’on rapatrie, contenus entre les gens, par un certain usage de la langue. Entre les gens assis, les allongés, les roulés en boule, les accoudés au bastingage, ceux qui arpentaient les ponts, ceux qui ne lâchaient pas leur valise et ceux qui allaient sans rien, tout secoués de colères et de pleurs, entres les gens transportés hâtivement par les bateaux de 62, les fantômes ne dormaient pas. Ils veillèrent durant toute la traversée, ils étaient cohérents et simples, et aussitôt qu’ils eurent abordé les rivages de la France étroite, telle qu’elle serait maintenant, dès qu’ils eurent débarqué sur les quais de Marseille encombrés de gens perdus, ils prospérèrent.
Les fantômes sont faits de langue, uniquement de langue, on les figure cachés d’un drap mais c’est métaphore pour dire le texte, ou l’écran où l’on projette ; ceux-là étaient faits de façons de dire dont nous oublions l’origine, ils étaient tissés de certains mots, de certains sous-entendus, de connotations invisibles à certains pronoms, d’une certaine façon de regarder la loi, d’une certaine façon de vouloir user de la force. Le rapatriement a réussi au-delà de toute mesure. Les fantômes rapatriés par les bateaux de 62 se trouvèrent bien à l’aise, se fondirent dans la France générale, nous les adoptâmes ; il ne fut plus possible de nous en défaire. Ils sont notre mauvaise conscience. Pour ces fantômes qui nous hantent, ici est comme là-bas.
« Je dois filer, dit Mariani.
— Tu vois qu’avec le petit on peut parler.
— Oui mais ça me fatigue.
— Vous aussi, elle vous engueule ? demandai-je à Salagnon.
— Moi ? non. Mais je ne me retourne jamais. Je peins pour elle, juste pour elle, je crache de l’encre, cela produit un nuage qui me cache. Nous habitons là, nous ne laissons rien paraître, et si Mariani ne revenait pas nous serions loin de tout ça. Mais je ne vais pas lui interdire de venir, je ne vais pas me passer de le voir. Alors je jongle avec les présences, les absences, j’essaie qu’ils ne se croisent pas.
— Je file », dit Mariani.
Nous restâmes tous les deux, Salagnon et moi. En silence. Le moment de lui demander quel était son tourment arrivait peut-être, mais je ne le fis pas.
« Tu veux peindre ? » me demanda-t-il enfin.
J’acceptai avec empressement. Nous nous assîmes autour de la table de faux noyer, bien large, où il avait disposé les outils de la peinture, le papier blanc qui absorbe sans recours, les pinceaux chinois suspendus à un petit portique, les pierres creusées qui contiennent un peu d’eau, les bâtons d’encre pressée qu’il faudra dissoudre à petits gestes. Je m’attablai comme à un festin, un peu de sueur humidifiait mes paumes, lubrifiait mes doigts comme s’ils étaient autant de langues. J’avais faim.
« Qu’allons-nous peindre ? » lui demandai-je, regardant autour de moi, ne trouvant rien qui en vaille l’encre, rien qui vaille le geste de pinceau pour le décrire. Cela le fit sourire, mes yeux interrogateurs, mon attente, mon regard d’élève l’amusaient. « Rien, répondit-il. Peins. »
Dans son petit pavillon à la décoration affreuse, il m’enseigna qu’il n’est pas besoin de sujet ; qu’il suffit de peindre. Je lui fus très reconnaissant de m’apprendre que n’importe quoi valait pour tout. Avant qu’il me l’apprenne je me demandais toujours quoi peindre ; sans réponse, je cherchais un sujet qui me convienne, sans succès, la recherche du sujet me pesait jusqu’à m’écraser ; je ne peignais pas. Je le lui dis, il en sourit ; c’était sans importance. « Peins des arbres, peins des rochers, dit-il, vrais, ou imaginaires ; il en est une infinité ; tous pareils, tous différents. Il suffit d’en choisir un et de peindre, et même pas choisir, juste décider de le peindre, et s’ouvre aussitôt un monde infini de peinture. Tout peut faire sujet. Les Chinois peignent depuis des siècles les mêmes rochers qui n’existent pas, la même eau qui tombe sans être de l’eau, les quatre mêmes plantes qui ne sont que des signes, les mêmes nuages qui sont surtout disparition de l’encre ; la vie de la peinture est non pas le sujet mais la trace de ce que vit le pinceau. »
Je lui suis reconnaissant de m’avoir enseigné cela, il me le dit en passant. Juste après nous fîmes l’encre, et nous laissâmes de très belles traces d’un noir absolu, qui figurèrent des arbres. Cet enseignement me soulage : il n’est que l’encre, et le souffle ; il n’est que le passage de la vie à travers les mains, qui laisse des traces. Il m’apprit cela, qui ne dure pas quand on le dit mais que l’on met longtemps à comprendre ; il m’apprit cela de bien plus important que tous les secrets d’atelier, bien plus fondamental que les savoirs techniques, qui de toute façon manqueront, trahiront ; il est inutile de choisir un sujet : juste peindre. Oh ! comme cela me soulageait ! Le sujet n’a pas d’importance.
« Peins ; simplement. N’importe quoi. Peins juste, disait-il. Mets-toi devant un arbre, imagine-le, peins sa vie ; prends un caillou, peins son être. Considère un homme ; peins sa présence. Juste cela : la présence unique. Même le désert plat est plein de cailloux, il permet de peindre. Regarder autour de soi suffit à commencer. »
L’infinité des ressources me soulagea : il suffit d’être là, et d’accomplir. Il m’apprit à voir le fleuve de sang, sans plus frémir, et à le peindre, à ressentir le fleuve d’encre en moi sans trembler, et lui permettre de s’écouler au travers de moi. Je pus voir, comprendre, peindre. Juste peindre.
J’allais là où passent beaucoup de gens. J’allais à la gare dessiner n’importe qui. J’allais m’asseoir dans une des coques en plastique alignées qui servent de sièges d’attente, et je contemplais le tourbillon qui s’écoule dans les conduites. La grande gare de Lyon est un pôle multimodal, un assemblage de gros tuyaux où les gens passent. Les gens il en vient toujours. Je m’installais là pour dessiner ceux qui passent, pour dessiner n’importe qui, je ne les choisissais pas, je ne les reverrais jamais. La grande gare est le lieu parfait pour peindre ce qui vient.
Je mis longtemps à comprendre ce que faisait l’homme assis à côté de moi. Comme moi il regardait ceux qui passent, et il cochait des cases sur un feuillet imprimé, fixé sur une planchette posée sur ses genoux. Je ne savais pas ce qu’il cochait, je n’arrivais pas à lire l’intitulé des items, je ne comprenais pas ce qu’il comptait. Je le vis suivre des yeux les policiers qui arpentaient la gare. Les jeunes gens athlétiques allaient et venaient parmi la foule. Ils étaient plusieurs groupes, matraque battant leur cuisse, pinces à la ceinture, la visière cassée de leur casquette montrant la direction de leur regard. De temps à autre ils contrôlaient. Ils faisaient poser des bagages, montrer le billet, ils faisaient lever les bras et fouillaient les poches. Ils demandaient des papiers, ils parlaient parfois dans un talkie, n’arrêtaient personne. L’homme à côté de moi cochait alors.
« Vous comptez quoi ?
— Les contrôles. Pour savoir qui ils contrôlent.
— Et alors ?
— Ils ne contrôlent pas tout le monde. Le différenciateur est l’appartenance ethnique.
— Comment faites-vous pour en juger ?
— À l’œil, comme eux.
— Pas très précis.
— Mais réel. L’appartenance ethnique est indéfinissable mais effective : elle ne peut se définir mais elle déclenche des actes qui sont mesurables. Les Arabes sont contrôlés huit fois plus, les Noirs quatre fois plus. Sans que personne ne soit arrêté d’ailleurs. Il ne s’agit que de contrôle. »
Le traitement n’est pas égal ; ou alors, prétendre qu’il est égal revient à dire qu’ils sont huit fois plus nombreux. Comme là-bas. Là-bas revient encore. Ils n’ont pas de nom mais on les reconnaît aussitôt. Ils sont là, autour, dans l’ombre, si nombreux. Le souvenir étouffé de là-bas hante même les chiffres.
Et puis je la vis, elle, traverser la gare en tirant derrière elle une valise à roulettes, marchant avec cette souplesse de hanches que j’aimais chez elle, que je ressentais dans mes hanches, dans mes mains, quand je la voyais marcher. Je me levai, saluai le sociologue qui continuait de cocher, je la suivis. Je n’allai pas loin. Elle prit un taxi et disparut. Il faudrait enfin, me dis-je, que je la rencontre ; il faudrait que je m’adresse à elle et que je lui parle.
Comment imaginer, dans un état social aussi désagrégé que le mien, que je puisse encore avoir une activité amoureuse ? Comment comprendre que des femmes, encore, acceptent que je les prenne dans mes bras ? Je ne sais pas. Nous sommes encore des cavaliers scythes. Nous devons nos femmes à la force de nos chevaux, à la puissance de nos arcs, à la rapidité de notre course. Celles qui se récrieraient devraient s’intéresser aux statistiques. Les statistiques semblent ne rien dire ; mais elles montrent comment nous agissons, sans même le savoir. La dégradation sociale mène à la solitude. L’intégration sociale favorise les liens. Comment se fait-il, au vu de mon état social si dégradé, que certaines acceptent encore de m’embrasser ? Je ne sais pas. Elles sont l’oxygène ; je suis la flamme. Je regarde les femmes, je ne pense à rien d’autre, comme si ma vie en dépendait : sans elles j’étoufferais. Je leur parle d’elles, précipitamment, et elles sont l’histoire que je leur raconte. Cela leur tient chaud, cela me fait de l’air. C’est ça, c’est exactement ça, me disent-elles, à mesure que je leur raconte ce qu’elles me disent. La flamme brille. Et puis elles étouffent. Elles manquent, de leur air. Je les laisse haletantes, je suis presque éteint.
Mais elle, je ne sais pourquoi, me faisait crépiter ; je n’étais plus flamme de bougie, mais fournaise capable de tout fondre, n’attendant que davantage d’oxygène pour bondir en un grand brasier devant elle.
Je la voyais souvent, seulement dans la rue. De loin je l’apercevais toujours. Il me semblait que la partie sensible de mon être, l’œil, la rétine, la part de cervelle qui voit, tout ce qui est sensible en moi flairait sa présence où qu’elle soit, et au milieu des flots de voitures, des nuages de gaz, des scooters, des vélos, des grands autobus qui cachaient la vue, des piétons qui allaient en tous sens, au milieu de tout ça, je la voyais aussitôt. Sur ma rétine avide sa trace était prête ; il me suffisait d’un indice infime, et au milieu de mille piétons en mouvement, parmi des centaines de voitures qui glissaient en des orbes contradictoires, je la voyais. Je ne voyais qu’elle. J’étais capable d’extraire sa présence avec une sensibilité de piège à photons. Je la voyais souvent. Elle devait habiter près de chez moi. J’ignorais tout d’elle, si ce n’est son mouvement, et son apparence.
Elle avançait dans la rue d’une démarche vive, utilisant cette propriété de la marche qui est le rebond. Je la voyais souvent. Elle traversait les rues où je me traînais avec l’élasticité d’une balle qui bondit, tout en courbes élégantes, sans jamais perdre de sa puissance, puissance contenue en sa forme, contenue en sa matière, et qui rejaillissait au contact du sol, et la propulsait encore. Dans la rue vrombissante et bondée, je savais sa présence à partir de presque rien, j’appréhendais sa démarche dansante qui traversait la foule, je ne voyais entre tous que son mouvement. Et je voyais de très loin sa chevelure. Tous ses cheveux étaient gris sauf certains, entièrement blancs. Et cela donnait à ses apparitions brusques une étrange clarté. Ses cheveux dansaient autour de sa nuque avec la même vivacité que son pas, il n’y avait rien en eux de terne, ils étaient vivants et gonflés, éclatants, mais gris mêlé de blanc. Autour de son visage ils formaient une parure de plumes, de duvet blanc, un nuage vivant posé avec la précision de la neige sur les branches épurées d’un arbre, avec perfection, équilibre, évidence. Sa belle bouche bien dessinée, aux lèvres pleines, elle la peignait de rouge. J’ignorais son âge. Ces signes contradictoires me troublaient confusément. Infiniment. Elle n’avait aucun âge, elle avait le mien, que j’ignorerais si de temps à autre je n’en faisais le compte. Mais cette ignorance de l’âge, du mien, du sien, est non pas un néant, mais une durée, le tranquille écoulement du temps de soi. Elle était tous les âges ensemble, comme le sont les vrais gens, le passé qu’elle porte, le présent qu’elle danse, le futur dont elle ne se soucie pas.
Je la connaissais comme mon âme sans jamais lui avoir parlé. La vie urbaine nous faisait nous croiser, quelques fois l’an, mais l’émotion que j’en éprouvais me faisait croire que c’était chaque jour. La première fois que je la vis, cela ne dura que de brèves secondes. Le temps qu’une voiture à vitesse moyenne longe la vitrine d’un magasin. J’avais encore une voiture alors, que je passais beaucoup de temps à ranger, à traîner de feu en feu, à mettre en file derrière les autres et je me traînais ainsi dans les rues pas beaucoup plus vite que les gens à pied. Je la vis quelques secondes, mais cette image de la première fois s’imprima en mon œil comme le pied d’un marcheur sur l’argile fraîche. Cela ne dure que le temps d’un pas, mais les moindres détails de son pied sont inscrits ; et si cela sèche : pour longtemps. Si cela cuit, pour toujours.
J’avais encore une épouse, nous rentrions en voiture par les rues déjà noires et je la vis brusquement dans la vitrine illuminée d’une pâtisserie que je connaissais. Elle était debout dans la lumière des néons blancs. Je me souviens de ses couleurs : le violet de ses yeux bordés de noir, le rouge de ses lèvres, sa peau ocellée de petites éphélides, le brun scintillant de son blouson de vieux cuir, et autour de son visage le gris et le blanc mêlé, la neige étincelante posée à la perfection sur ses gestes, sur sa beauté, sur la plénitude de ses traits. De ces quelques secondes j’eus le souffle coupé. Une vie entière m’était donnée, pliée et repliée comme un petit mot, papier serré dans l’espace de quelques secondes. Ces quelques secondes devant une vitrine éclairée de néons eurent une densité prodigieuse, un poids qui déforma mon âme toute la soirée, et la nuit suivante, et le lendemain.
J’aurais dû, imaginai-je, arrêter la voiture au milieu de la rue, la laisser là, portes ouvertes, entrer dans la pâtisserie et me jeter à ses pieds, dût-elle en rire. Je lui aurais offert un chou énorme débordant de crème légère, toute blanche. Et pendant que je l’aurais regardée, muet, cherchant mes mots, pendant qu’elle aurait goûté la crème vaporeuse du bout de sa langue, ma voiture laissée portes ouvertes au milieu de la rue étroite aurait bloqué la circulation. D’autres voitures se seraient empilées derrière, bloquant cette rue, puis les adjacentes, puis le quartier entier et la moitié de Lyon. Alignées sans espoir d’avancer sur les ponts et les quais, elles auraient toutes klaxonné furieusement, interminablement, plus personne ne pouvant rien faire d’autre que geindre fort pendant que je cherchais mes mots, accompagnant d’un colossal concert de cors la timidité de ma première déclaration.
Je ne l’ai pas fait, je n’y ai pas pensé tout de suite, l’ébranlement avait été tel qu’il avait figé mon esprit. Mon corps tout seul avait continué de conduire, était rentré chez lui après avoir rangé la voiture ; mon corps tout seul s’était déshabillé et couché, avait dormi en fermant par habitude mes paupières de chair, mais à leur abri mon âme ne dormait plus, elle cherchait ses mots.
Je la voyais sans qu’elle le sache, selon un rythme qui me laissait croire que je vivais un peu avec elle. Je connaissais sa garde-robe. Je reconnaissais de loin son parapluie, je remarquais quand elle portait un nouveau sac. Je ne faisais rien d’autre que de me tourner vers elle. Je ne fis rien, je ne lui dis rien. Je ne la suivis jamais. J’effaçais de ma mémoire, avec une habilité de censeur, le visage des hommes qui parfois l’accompagnaient. Ils changeaient, je crois ; sans que je susse jamais rien de leurs liens. Lorsque je revins à Lyon après avoir changé ma vie, je la croisai à nouveau, elle passait en ces mêmes rues où je l’avais croisée si souvent, permanente comme l’esprit du lieu.
Il est des gens qui pensent que ce qui doit arriver arrive, moi je n’en sais rien. Mais l’occasion avait frappé tant de fois à ma porte, avec tant d’insistance, de constance, et je n’avais jamais répondu, jamais ouvert, que je voulus enfin lui parler. Je m’étais installé dans un grand café vide, et elle était là, à quelques tables de moi, je ne m’en étonnais même pas. Un homme lui parlait, elle l’écoutait avec une distance amusée. Il partit brusquement, blessé, offusqué, et elle ne se départit pas de son léger sourire qui la rendait si lumineuse, et consciente de cette lumière, et amusée de ce qui émanait d’elle. Je le vis s’éloigner avec soulagement. Nous fûmes seuls dans cette salle du café vide à part nous, sur des banquettes distantes, dos aux glaces, reconnaissants envers ce silence qui s’était enfin fait. Nous regardâmes tous les deux cet homme s’éloigner avec des gestes d’énervement et quand il eut franchi la porte nous nous regardâmes, tous les deux dans la salle vide, multipliés par le reflet des glaces et nous nous sourîmes. La salle pouvait contenir cinquante personnes, nous n’étions que deux, dehors il faisait sombre et nous n’y voyions rien, que la lueur orangée des lampadaires et des silhouettes pressées ; je me levai et allai m’asseoir devant elle. Elle garda ce sourire très beau sur ses lèvres pleines, elle attendit que je lui parle.
« Vous savez, commençai-je, sans encore savoir quoi. Vous savez, j’ai depuis des années une histoire avec vous.
— Et je ne m’aperçois de rien ?
— Mais moi je me souviens de tout. Voulez-vous que je vous raconte cette vie que nous menons ensemble ?
— Racontez toujours. Je vous dirai ensuite si elle me plaît, cette vie où je ne suis pas.
— Vous y êtes.
— À mon insu.
— Sait-on toujours ce que l’on fait ? Ce que l’on sait, ce ne sont que quelques arbres autour de la clairière dans la forêt obscure. Ce que nous vivons vraiment est toujours plus vaste.
— Racontez toujours.
— Je ne sais pas comment commencer. Je n’ai jamais abordé personne ainsi. Je n’ai jamais non plus vécu si longtemps avec quelqu’un sans qu’il le sache. J’ai toujours attendu que quelque chose qui ne dépendait pas de moi me relie à celle que je désire, que quelque chose qui était déjà là, hors de moi, m’autorise à prendre la main de celle que je souhaiterais pourtant accompagner. Mais je ne sais rien de vous, nous nous croisons par hasard, cela me soulage infiniment. Ce hasard répété crée une histoire. À partir de combien de rencontres commence une histoire ? Il me faut vous la raconter. »
Je les lui dis, ces rencontres, je commençai par la première où je fus ébloui de sa couleur. Elle m’écoutait. Elle me dit son nom. Elle m’accorda de la revoir. Elle m’embrassa sur la joue avec un sourire qui me fit fondre. Je rentrai chez moi. J’aspirais à lui écrire.
Je rentrai chez moi presque en courant. Je grimpai cet escalier qui me parut trop long. Je bataillai avec la serrure qui résistait. Mes clés tombèrent. Je tremblais d’énervement. Je finis par ouvrir, je refermai en claquant, j’arrachai ma veste, mes chaussures, je me mis à la table de bois qui me servait à tout, dont je savais bien qu’elle servirait un jour à écrire. Enfin, j’entrepris de lui écrire. Je savais bien que lui parler ne suffirait pas à la retenir. Seules des feuilles enduites de verbes pourraient la retenir un peu. Je les écrivis. Je lui écrivis. J’écrivis des lettres de plusieurs pages qui pesaient lourd dans l’enveloppe. Il ne s’agissait pas de lettres enflammées. Je lui décrivais une histoire, mon histoire, la sienne. Je lui racontais chacun de mes pas dans Lyon, je lui racontais sa présence qui luisait comme une phosphorescence, sur les objets que je rencontrais dans les rues. Je décrivais Lyon avec elle, moi marchant, sa présence autour de moi comme un gaz luminescent. J’écrivis dans une sorte de fièvre, dans une exaltation déraisonnable, mais ce que j’écrivais avait la douceur d’un portrait, un portrait souriant mêlé à un grand paysage en arrière-plan. Le portrait ressemblait à ce que je voyais d’elle, et elle me regardait, le paysage en arrière-plan était la ville où nous vivions ensemble, peint entièrement de couleurs qui étaient les siennes. Elle voulut bien me revoir. Elle avait lu mes lettres, elle en avait aimé la lecture, j’en fus soulagé. « Tout ça pour moi ? sourit-elle très doucement. – Ce n’est que le début, lui dis-je. La moindre des choses. » Elle soupira, et cet air qu’elle me donnait, oxygène, fit vrombir ma flamme.
Mais je souhaitais surtout la peindre, car cela aurait été plus simple de la montrer, elle, d’un geste. J’admirais son apparence, le mouvement fluide qui en permanence émanait d’elle, j’admirais son corps qui s’inscrivait dans le tracé d’une amande, dans la forme que je pouvais voir en posant à plat mes deux mains ouvertes, jointes par l’extrémité des doigts.
Je pourrais, je crois, tracer sa forme d’un unique trait de pinceau. La contempler m’emplissait l’âme. Il convient par politesse de préférer l’être à la forme, mais l’être ne se voit pas, sinon par le corps. Son corps me réjouissait l’âme par voie anagogique et je désirais ardemment la peindre, car ce serait la montrer, la désigner, affirmer sa présence et ainsi la rejoindre.
J’aimais la courbe que l’on devait décrire pour la parcourir tout entière, de ses pieds effleurant le sol jusqu’au nuage de duvet argenté qui auréolait son visage, j’aimais l’arrondi de son épaule qui appelait l’arrondi de mon bras, j’aimais par-dessus tout dans son visage la ligne vive de son nez, la ligne sans réplique qui organisait la beauté de ses traits. Le nez est le prodige de la face humaine, il est l’idée qui organise d’un seul trait tous les détails qui se dispersent, les yeux, les sourcils, les lèvres, jusqu’aux oreilles délicates. Il est des idées molles et des idées grossières, des idées ridicules et des idées sans intérêt, des idées amusantes, des idées trop vite épuisées, et d’autres qui s’imposent et restent toujours. La contribution méditerranéenne à la beauté universelle des femmes est l’arrogance de leur nez, tracé sans repentir, d’un geste de matador ; ce qui doit pouvoir se traduire en toutes les langues qui entourent cette mer qui fut la nôtre.
Je l’admirais, admirais son apparence, et je désirais plus que tout inscrire son corps dans cette forme en amande que décrivent deux mains ouvertes posées à plat, jointes par l’extrémité de leurs doigts. Ce que je fis.